Quel lien entre le Workplace Learning et le télétravail ?

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L’apprentissage : une activité dans le travail

Comme nous le savons il existe une relation indéniable entre apprentissage et travail.

En France, culturellement, la mise en perspective de cette relation passe plutôt par le travail en tant qu’activité, et ce depuis toujours, d’où l’expression « apprendre sur le tas ». L’apprentissage est alors abordé, en premier lieu, sous couvert des compétences techniques. Et bien entendu, il est admis que l’apprentissage permet à l’individu de se construire tant personnellement, que professionnellement. Cette vision très marquée a conduit en partie à l’émergence de la psychologie du travail et de l’ergonomie au travail.

En revanche, la vision Anglo-saxonne l’aborde différemment : c’est ce que l’on appelle le « Workplace Learning », que nous traduisons par « apprentissage sur la place de travail ». Cette approche est majoritairement basée sur la psychologie de l’apprentissage, la psychologie culturelle, les sciences de l’éducation et la formation d’adultes. En effet, les Anglo-saxons considèrent l’apprentissage comme l’essence même du travail ce pourquoi, chez eux, il est inconcevable d’intégrer une entreprise sans avoir « appris à travailler » au préalable. Ceci vient de l’héritage du socioconstructivisme, largement défendu par PIAGET et VYGOTSKI, dans lequel l’apprentissage du travail est principalement considéré comme un développement cognitif. L’aptitude à « savoir travailler » dans le lieu d’exercice devient une compétence à part entière (on exclue donc ici toutes compétences techniques).

Les ouvrages les plus proches de ce que nous connaissons aujourd’hui sous le nom « d’apprentissage en situation de travail » (les prémices de l’AFEST) voient le jour dès 2001 avec par exemple Stephen BILLET, « Learning in the Workplace » chez Allen & Unwin.

La francisation du terme Workplace Learning, laisse entrevoir une réflexion secondaire sur le sens donné à l’apprentissage. En effet, la bascule en français occulte le terme de « place » au profit de « situation ». Ce biais dans la traduction est volontaire, il rattache non pas l’activité à sa place au sens du lieu, mais à son contexte, ce qui permet à des organisations « individuelles » comme un artisan, un agriculteur ou un chef d’entreprise familiale, de rattacher son environnement personnel (valeurs intrinsèques, famille…) à son métier et ne plus transmettre une activité mais un patrimoine.

19 ans de réflexion sur la notion d’apprentissage en situation de travail…

Bien qu’en France le tournant de la vision de l’apprentissage s’opère dès la fin des années 90 avec par exemple Yves CLOT (1999), professeur en psychologie du travail. Il se questionnait ainsi : le geste est-il transmissible ?  et concluait d’ailleurs qu’ « un geste n’est pas un ballon qu’on se passe ». Il aura fallu attendre la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018, pour que la possibilité de se former en situation de travail soit reconnue et que l’Action de Formation En Situation de Travail (l’AFEST) s’inscrive dans le cadre d’un « parcours pédagogique permettant d’atteindre un objectif professionnel » (Art. L. 6313-2). Le terme de posture professionnelle se démocratise alors, et celui-ci nous laisse sous-entendre que l’apprentissage d’un métier dépasserait les compétences techniques ou « pratiques » (hard skills).

Ainsi, de l’organisation scientifique du travail de Frédéric Taylor (1911), dans laquelle les ouvriers n’ont ni à penser, ni à prendre de décisions, mais seulement à exécuter des comportements définis et répertoriés par le bureau des méthodes, il est admis, 100 ans plus tard, que les soft skills (savoirs-être) sont des éléments clés quant à la performance aux postes. Nous noterons d’ailleurs l’arrivée de nouveaux termes sur ce sujet comme « le développement personnel professionnel ». Ceci consiste à détourner ou adapter des techniques et ressources du développement personnel au monde de l’entreprise. L’entreprise et son activité « travail » deviennent donc des outils de développement personnel permettant d’enrichir et valoriser son potentiel. D’ailleurs de plus en plus d’organisations proposent des séminaires, des stages de team building afin de fédérer l’équipe autour du « bien-être individuel et du bien-être au travail». D’autres organisations instaurent la culture du « bonheur au travail » par la création de postes tels que « Chief Happiness Officer », que l’on peut traduire littéralement « Directeur du Bonheur », en s’appuyant sur l’idée que si les salariés sont heureux, ils sont plus performants.

Le télétravail : apprendre au travail ou apprendre le travail ?

Si l’on parle de l’évolution du travail en tant qu’activité, le sujet du télétravail devient incontournable. Bien que présent en France depuis 1970, le télétravail ne se développe significativement que depuis 2020, sous l’impulsion politique liée à la crise sanitaire. Le Ministère de l’Economie et des Finances défini ainsi le télétravail : « toute forme d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire ».

Il est toutefois opportun de rappeler qu’il existe 3 modèles majeurs de formes de télétravail :

  • Le travail à domicile, effectué dans la résidence du travailleur. Par l’ordinateur et Internet, le salarié est capable de réaliser ses travaux et de communiquer avec ses collègues. En raison du développement des outils digitaux, les formes de travail à domicile sont plus diversifiées.
  • Le travail alterné ou pendulaire est réalisé en alternance entre le bureau et la résidence du salarié. Ainsi pas d’espace de travail précis, l’employeur prédéfinit un horaire ou un quota de présence dans l’entreprise et, sauf le temps inclus dans cet horaire, le salarié peut exécuter son travail dans un lieu extérieur à l’entreprise (maison, espace de travail collaboratif…)
  • Le travail dans les télécentres et les centres de proximité pour réunir les salariés qui ont une grande distance à effectuer pour aller en entreprise (espace de coworking ou autres).

Cette activité de télétravail me ramène à une réflexion que j’avais eu concernant l’analyse des compétences clés des cordistes qui interviennent dans le BTP. Si l’on prend le cas des travaux spéciaux comme les réparations de façades d’immeubles, les cordistes sont-ils maçons avec une formation de travaux sur corde (la corde devenant un moyen de déplacement et un outil de travail), ou, sont-ils des « grimpeurs » avec une formation liée aux métiers de la maçonnerie ? Idem, est-on un télétravailleur spécialisé dans un domaine d’activité ou un spécialiste dans un domaine qui a une activité en télétravail ? Par exemple, dans le cas d’un(e) assistant(e) de gestion, quelle est ma compétence clé ? Dois-je savoir télétravailler avant de me former à la gestion, à la comptabilité, à la relation client… ou, dois-je être un(e) expert(e) de ces domaines puis me former au télétravail ?

Télétravail : étions-nous prêts ?

Par ailleurs, la démocratisation et montée en puissance du télétravail (à titre d’exemple en France : 7% en 2015, 30% en 2019) permettent de proposer des retours d’analyses d’activité mitigés. D’une part, des points d’alertes comme la mise en avant de l’augmentation de l’isolement des personnes (ruptures des relations interpersonnelles) et d’autre part l’augmentation du stress (plus de SAS entre vie personnelle et professionnelle). Paradoxalement, les télétravailleurs indiquent se sentir plus libres dans la gestion de leur temps personnel.

Fort de cette avancée, de nouveaux questionnements apparaissent. Quelle est la « place » pour le Workplace Learning dans un contexte où le cadre de l’entreprise est modifié ? Quid de la mise en œuvre de l’AFEST : des modalités digitales sont-elles envisageables ? Enfin, l’entreprise devenant un cadre virtuel, comment accompagner chacun(e) vers une responsabilité individuelle et personnelle quand il s’agit de télétravail ? Dans cette réflexion, aborder les soft skills comme des compétences clés pourrait nous apporter un premier élément de réponse.

Auteur: Julien Belland

Pour aller plus loin :

  • É. Bourgeois et C. Buchs, « Conflits sociocognitifs et apprentissage en formation », in P. Caspar et Ph. Carré, Traité des sciences et techniques de la formation, Paris, Dunod, 2011, p. 291-308.
  • P. Carré, L’Apprenance, Paris, Dunod, 2005, p. 152.
  • Carré D. et Craipeau S. Entre délocalisation et mobilité : analyse des stratégies entrepreneuriales de télétravail (Between delocalization and mobility: analysis of entrepreneurial teleworking strategies), Technologies de l’Information et Société, 1996
  • Clot,Y. (1999). Le geste est -il transmissible. Dans Apprendre autrement aujourd’hui ? 10eEntretiens de la Villette, p 1-5
  • M. Durand, « Analyse du travail dans une visée de formation », in J. M. Barbier, É. Bourgeois, G. Chapelle et J.-C. Ruano-Borbalan (dirs.), Encyclopédie de la formation, Paris, Puf, 2009, p. 827-856.
  • Ministère de l’Économie et des Finances (France), « Entreprises, ce que vous devez savoir sur le télétravail » [archive], sur economie.gouv.fr, 7 novembre 2019.
  • Pennaforte A(2011) « Le développement de l’implication organisationnelle par la formation en alternance, un impact durable sur le turnover dans le monde des services  », @GRH (n°1), p. 39-72.
  • F. Taylor, The Principles of Scientific Management, Londres, Routledge/Thoemmes Press, 1993.
  • Vygotsky, L. S. (1978). Mind in society. Cambridge, MA: Harvard University Press.